Comment rendre l'informatique aux femmes selon Isabelle Collet

Féminisme oct. 20, 2020

On ne présente plus Isabelle Collet. Cette enseignante-chercheuse, ingénieure et auteure de l'ouvrage "Les oubliées du numérique" est une référence lorsqu'il s'agit des inégalités de genre dans le milieu de l'informatique. Elle était notre invitée le mardi le 13 octobre 2020, journée officielle d'Ada Lovelace.

L'intitulé de la conférence était "Comment rendre l'informatique aux femmes ?". Pourquoi ce titre ? Tout simplement parce qu'il n'y a que 10% de femmes faisant des études d'informatique et que parmi ces 10%, 40% abandonnent leur carrière pendant les 10 premières années de leur vie active.

La problématique de fond paraît donc évidente. Pour aller plus loin, demandons-nous :

  1. En quoi le manque de femmes dans le numérique est-il un problème pour la société ?
  2. D'où vient ce problème ? Pourquoi y a-t-il une sous-représentation féminine dans la tech ?
  3. Quelles solutions peuvent être apportées pour réguler la situation ?

Isabelle Collet répond à nos questions.

Le replay de la conférence d'Isabelle Collet - Youtube

Pourquoi le manque de femmes dans le numérique est un problème de société ?

Qui n'a pas déjà attaqué sur ses positions et ses valeurs ? Qui n'est pas resté coi face à une critique visant ses convictions ? Comment répondre de manière constructive à une personne qui reste aveugle au problème ?

L'auto-défense intellectuelle

L'auto-défense intellectuelle est un terme de Noam Chomsky, repris ensuite par Normand Baillargeon.

Pour Isabelle Collet, la réponse est simple : il ne sert à rien d'argumenter face à des personnes qui ne peuvent être convaincues. Deux groupes d'individus peuvent recevoir notre argumentation : celui qui se pose de vraies questions, qui souhaite mener une réflexion et un débat constructif, et celui qui représente une part suffisamment importante de la société pour pouvoir initier ensuite un changement.

"Il n'y a pas de cerveau rose et de cerveau bleu" Isabelle Collet

Non les femmes ne sont pas inaptes à travailler dans le numérique, pas plus qu'elles ne refusent d'envisager une telle carrière sous pretexte de s'intéresser à des causes plus grandes, plus justes comme la paix dans le monde. Ces suppositions hasardeuses, avancées par les sceptiques voire les profonds inconvaincus, n'ont pas besoin d'être réfutées. Ce serait une perte de temps.

Préservons-nous donc d'un débat stérile, le combat est ailleurs.

"En Malaisie, un pays musulman, les femmes sont majoritaires dans les doctorats d'informatique [...] Si en Malaisie, les femmes peuvent être majoritaires ce n'est donc probablement pas une questions de génétique". Isabelle Collet

Quelle conséquence du manque de femmes entraîne-t-il ?

"Le système n'est pas fair-play" répond rapidement Isabelle Collet. Puisque les discriminations ne sont pas le fait de la biologie, elles révèlent un profond dysfonctionnement de la société.

"Nos choix ne sont pas nos choix". Un enfant qui exprime le souhait d'exercer tel ou tel métier peut rarement justifier son choix autrement que par "parce que j'en ai envie ; parce que j'aime ça". Il y alors de forte chance - ou risque - qu'il ait été grandement influencé par son entourage et la société. Il est donc amené à reproduire des biais genrés.

"Ce n'est pas bon pour le numérique". La majorité des développeurs aujourd'hui sont des hommes blancs, venant de milieux favorisés. C'est donc une population extrêmement homogène, loin de représenter la diversité des individus du monde, qui développe un outil censé s'affranchir des frontières et être utilisé par tout·e·s.

"Aucune expérience singulière n'est capable d'embrasser la totalité des expériences des individus". Isabelle Collet

3 exemples forts prouvent que le numérique est discriminant envers certains groupes.

  • Dans sa première version, l'application Santé intégrée sur les appareils Apple ne comportait aucune fonctionnalité permettant de monitorer les cycles menstruels. Elle n'était donc tout simplement pas adaptée à la moitié de l'humanité.
  • Les premiers GPS reconnaissaient difficilement les voix de femmes car ils n'y avait pas été habitués par leurs programmeurs. Quel a été le réflexe des femmes ? Penser que le problème venait d'elles et qu'elles n'étaient pas douées avec la technologie. Cette perte de confiance n'était en faite due qu'à une déficience de programmation. Encore aujourd'hui, les bases de données utilisées pour programmer nos outils sont majoritairement composées de voix d'hommes.
  • Lorsqu'Apple a sorti la reconnaissance faciale pour déverouiller nos téléphones, elle a été programmée pour que l'appareil reste vérouillé si la personne est inconsciente ou endormie. Que s'est-il passé ? Les Asiatiques se sont systématiquement vus demander d'ouvrir les yeux devant leur téléphone...

"Dans les années 80, en école d'ingénieur en France, l'informatique était le secteur le plus féminisé" Isabelle Collet


Comment expliquer cette sous-représentation féminine dans notre société ?

Est-ce un problème d'éducation plutôt que de discrimination volontaire ?

Evidemment, certaines discriminations ne sont pas le résultat d'une décision consciente. On pourrait alors parler de discrimination "bien-pensante", fruit d'une volonté de bien faire (qui provoque pourtant la situation contraire).

Prenons comme Isabelle Collet l'exemple des internats de classe préparatoire aux grandes écoles. Certains de ces internats étaient - et sont encore pour quelques uns - réservés aux garçons. Les filles devaient donc effectuer de longs trajets matin et soir afin de se rendre en cours, perdant ainsi du précieux temps de travail. Dans un milieu où les minutes sont comptées elles étaient donc largement désavantagées par rapport aux garçons. C'est pourquoi, au moment de leur recrutement en classe préparatoire, les établissements privilégiaient les garçons sous prétexte que les filles n'auraient pas autant de chance de réussite. "Pour leur bien", il fallait les préserver de cet échec dès le départ ...

Tumblr : Paye ta fac

Que faire face à de tels propos ? Pour l'instant le problème ne fait qu'être reporté : les écoles supérieures blâmeront les lycées, qui blâmeront les collèges et ainsi de suite jusqu'à dénoncer une éducation familiale qui aurait encouragé des comportements sexistes. Pour Isabelle Collet, il faut cesser de se jeter la pierre et commencer à opérer un changement à toutes les échelles, en formant les professeur·es, quelque soit leur domaine d'enseignement, et ainsi mettre un terme aux comportements sexistes.

Eduquer les élèves dès leurs premiers pas ne suffit pas : ils n'entraînerons aucun changement s'ils sont seuls à affronter un système immuable dans leurs futures années d'étude.

Le doigt doit donc être pointé vers les organismes de formation des enseignants afin qu'ils donnent des outils à ces derniers, et vers les entreprises.

Pourquoi les entreprises ? D'abord parce qu'elles entretiennent et se servent d'un système qui discrimine la moitié de la population en terme de salaire et de compétences. Pourquoi penser que des femmes doivent se rapprocher des hommes - être plus sures d'elles-mêmes, parler fort, faire des démonstrations d'aisance et d'ego - pour pouvoir espérer négocier leurs revenus ou accéder aux postes à responsabilité ? Il ne faut pas entraîner les femmes à mieux négocier mais plutôt se demander si "notre système de valorisation permet véritablement de valoriser les compétences".


Comment changer la société pour atteindre l'égalité des chances ?

"Tout n'est pas entre vos mains"

Malgré tous les efforts que vous pouvez fournir, si le système ne se transforme pas, vous vous retrouverez tôt ou tard face à un mur infranchissable. Nul besoin de se blâmer, vous n'y êtes pour rien. Certains projets doivent être accomplis à plusieurs, si la société ne vous tend pas la main, ils seront irréalisables.

"On peut être des relais du changement de l'institution"

Des changements peuvent en revanche être opérés au sein de votre environnement proche. Par exemple, en tant qu'enseignant·e, vous avez les moyens de "pratiquer une pédagogie égalitaire". En tant que salarié·e ou manager, vous pouvez condamner les propos et comportements sexistes et témoigner à votre tour.

Relever les indicateurs de parité

Certains outils systémiques existent, ne nous en privons pas. Relever régulièrement le nombre d'hommes et de femmes au sein d'une structure permet d'illustrer rapidement et efficacement un problème de parité. C'est également le cas pour les salaires. Faire l'analyse de la situation d'une entreprise permet ensuite de prendre des décisions afin de la rendre plus juste. Par exemple, lorsqu'une femme est en congé maternité, pourquoi ne pas "l'augmenter de la valeur moyenne de l'augmentation de toutes les personnes occupant le même poste" ? Les relevés permettent aussi d'estimer quelle population est souvent sujette à une augmentation. La tendance est-elle aux hommes ? Proposons désormais plus de femmes !

Proposer du coaching

Contrairement à ce que l'on a lontemps pensé, le coaching n'est pas associé au soutien scolaire. Il ne s'agit pas d'aider des personnes en difficulté, mais plutôt de booster des profils à haut potentiel. Proposons donc aux femmes qui remplissent ce critère des séances de coaching afin de leur faciliter l'ascencion socio-professionnelle.


Doit-on espérer un système féminin ?

À l'heure où une femme meurt tous les deux jours sous les coups de son compagnon, on est encore loin du matriarcat, affirme Isabelle Collet.

Le projet n'est pas de faire un système féminin, ce serait tomber dans l'extrême opposé. L'idée est plutôt de partager le terrain.

"Le quota est une mesure intellectuellement insatisfaisante [mais] c'est une mesure de rattrapage rapide, facile et pas chère." Isabelle Collet.

L'argument selon lequel les quotas baissent le niveau est irrecevable. Les femmes sont tout à fait compétentes pour occuper des postes dans l'informatique. À titre d'exemple, citons le taux de mentions Bien et Très bien au baccalauréat scientifique : la majorité était détenue par des femmes. Il faut plutôt se demander pourquoi les femmes qui ont de telles capacités ne s'orientent pas en informatique. Ou encore, parmi tous les hommes présents en étude d'informatique, quels sont ceux qui ont bénéficié du manque de candidatures féminines plus pertinentes ? Quels sont ceux qui ont choisi ces études pour respecter un stéréotype masculin, de peur d'entreprendre une carrière jugée féminine (en langues ou en littérature par exemple) ?

Des quotas existent déjà naturellement. Une filière non mixte, par exemple, est un quota. Lorsque l'Ecole Normale Supérieure (ENS) n'était pas mixte, la moyenne de recrutement d'hommes étaient quasi identique à celle des femmes. Chaque année, deux promotions équivalentes sortaient diplômées de l'ENS. Lorsque l'ENS est devenue mixte, la part des femmes a chuté drastiquement jusqu'à atteindre l'absence complète de femmes il y a deux ans.

Les quotas que l'on rajoute au système - en faveur des femmes par exemple - ne sont donc là que pour accélérer une mutation, ou rétablir un équilibre des structures vers plus d'égalité.

"Les femmes n'ont pas de problème avec la compétition sauf si on leur dit qu'il y a de grandes chances qu'elles perdent" Isabelle Collet.

Pour conclure, "mettre un quota c'est faire en sorte que cette compétition ne s'applique plus sauvagement et inégalitairement sur le recrutement des filles".


Pour aller plus loin...

Voici les questions des participantes et les réponses qu'Isabelle Collet y a apportées.

Pourquoi n'y a-t-il pas plus de sensibilisation aux métiers techniques dans l'éducation ? Séverine

La première raison est que le lien entre éducation et monde du travail n'est pas si évident. La charnière entre ces deux étapes cruciales de la vie d'un individu n'est pas assez bien rodée : il faudrait que les organismes d'orientation entretiennent une relation de proximité avec les établissements scolaires comme avec les entreprises, chose qui n'est pas toujours le cas. La plupart des conseillers ne se tournent en effet que vers les écoles en leur proposant leurs observations distantes de la sphère professionnelle.

"La classe d'avant sélectionne pour la classe d'après".

L'idéal serait de partir de l'objectif pour déterminer son parcours scolaire : se renseigner sur les métiers et les études supérieures avant de choisir un lycée professionnel ou général. Or les élèves font souvent le choix de la filière la plus généraliste afin de repousser celui de l'orientation professionnelle. Force est de constater tout de même que la situation évolue puisque les établissements commencent doucement à introduire le CAPES informatique ou l'option NSI au lycée. Cela permet aux étudiant·es de s'intéresser à des métiers précis avant leur baccalauréat.

La seconde raison est... le pouvoir. Partager le savoir est une chose, partager le pouvoir est nettement plus problématique. Isabelle Collet se rappelle d'un oral d'école d'ingénieur dont elle composait le jury. Pour départager deux candidat·es - un homme et une femme - à niveaux égaux, un des membres du jury souhaitait favoriser l'homme car c'était en lui qu'il se reconnaissait. Même sexe, même catégorie sociale, mêmes ambitions, quoi de mieux pour faire perdurer, selon lui, les valeurs de l'école ?

Gardons donc en tête que le mérite doit prévaloir sur tout autre critère - physique ou socio-économique - et qu'il doit être la seule raison pour laquelle on accède métiers de pouvoir. C'est d'ailleurs par cette approche que l'on peut donner plus de chance à la diversité et à la mixité.

Il paraît complexe d'introduire des quotas dans de petites équipes, comment faire ? Maya

L'offre de certaines équipes se heurte en effet au manque de demande : le nombre de femmes développeuses est encore trop faible. Que faire en attendant ? Anticiper. Encourager la formation continue, les contrats d'apprentissage. Changer la culture d'entreprise et chercher ailleurs que dans les écoles d'ingénieur : les écoles alternatives et les écoles d'informatique forment des profils tout à fait compétents en entreprise.

En tant que femme dans une entreprise où l'équipe technique est essentiellement masculine, et issue d'un parcours de reconversion, je suis confrontée au sentiment de l'imposteur. Je pense que si j'avais été recrutée via un quota, je le ressentirais d'autant plus. Avez-vous une analyse sur ce sentiment d'imposteur dont les femmes ont l'air de souffrir certainement plus que les hommes dans le milieu professionnel ? Anaïs

Avant toute chose, Isabelle Collet préfère parler de sentiment d'imposture plutôt que d'imposteur pour éviter un masculin invisibilisant encore une fois les femmes. Pour rappel, le sentiment d'imposture est le fait de ne s'accorder aucun crédit et de douter de ses capacités et de sa légitimité.

Elle nous révèle ensuite que d'après les psychologues qui étudient ce sentiment, les hommes en souffrent autant que les femmes mais, honteux, n'en parlent et n'en parleront que sous la promesse de la confidence. Contrairement aux femmes, leur réflexe est de dissimuler ce mal-être sous une confiance à outrance et une comportement théâtral.

"Un ancien élève vient parler [à Télécom] et dit : j'ai appris quelque chose depuis tout petit, c'est bien faire mais surtout le faire savoir" Isabelle Collet.

Rassurez-vous donc, vous n'êtes pas les seul·es à souffrir du sentiment d'imposture. À ce titre, les role modèles ne vous aideront pas toujours à vous en débarasser, au contraire. Ces modèles sont souvent trop prestigieux et trop extraordinaires pour que vous puissiez espérer un jour leur ressembler et ne font donc qu'entretenir cet abattement.

Il faut donc revoir ses attentes, se fixer des objectifs réalistes et garder à l'esprit que ce sentiment, tout à fait anodin, ne doit pas vous empêcher de les atteindre.

Intéressé·e par Isabelle Collet ? Voici son ouvrage :

Les oubliées du numérique, une référence signée Isabelle Collet


À propos d'Ada Tech School

Ada Tech School est une école d’informatique d’un nouveau genre. Elle s’appuie sur une pédagogie alternative, approchant le code comme une langue vivante, ainsi que sur un environnement féministe et bienveillant. Elle doit son nom à Ada Lovelace qui fut la première programmeuse de l’histoire.

L’école est située à Paris, Nantes et Lyon et accueille chaque promotion pour deux ans. Après neuf mois de formation les étudiants sont opérationnels et prêts à réaliser leur apprentissage - rémunéré - pendant douze mois dans une des entreprises partenaires de l’école comme Trainline, Deezer, Blablacar ou encore Botify. Aucun pré-requis technique n’est exigé pour candidater. Il suffit d’avoir plus de 18 ans. La sélection se fait en deux temps : formulaire de candidature puis entretien avec une réponse sous 2 semaines. Pour plus d’informations sur la formation, télécharge notre brochure de présentation.

Juliette Leroux

Chargée de Communication

Super ! Vous vous êtes inscrit avec succès.
Super ! Effectuez le paiement pour obtenir l'accès complet.
Bon retour parmi nous ! Vous vous êtes connecté avec succès.
Parfait ! Votre compte est entièrement activé, vous avez désormais accès à tout le contenu.