Peut-on être gameuse et féministe ?
Peut-on faire carrière dans les jeux vidéos lorsque l'on est une femme ? Comment casser les stéréotypes du gaming ? Pour répondre à ces questions nous avons invité des femmes présentes et engagées dans ce secteur : elles jouent, elles streament, elles programment des jeux, elles vivent de leurs passions.
Pour cette table-ronde nous avions invité : Séverine Dumagny, développeuse mobile chez TuesdayQuest et freelance, Noëlie Roux, présidente de l'association Game'her, et EmiieTV, étudiante, youtubeuse et streameuse.
Quelques chiffres pour te mettre dans le bain
En 1999, 90% des gameurs - les joueurs de jeux vidéos - étaient des hommes. Désormais 50% des gameurs sont des femmes selon le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (2019). Plus généralement, 71% des Français sont des joueurs·es occasionnel·les.
Le paysage a donc bien changé. Mais il reste encore largement masculin en ce qui concerne les développeur·ses de jeux : il n'y a que 14% de femmes dans les équipes, et ce chiffre n'évolue pas depuis 3 ans.
Pourquoi cette faible évolution ? Une raison nous vient rapidement en tête : les stéréotypes qui condamnent l'univers des jeux vidéos à n'être composé que d'hommes, "geeks", généralement adolescents et avec peu de vie sociale. Brisons dès à présent un de ces clichés : l'âge moyen des joueurs·es en France est de 40 ans.
Que disent nos intervenantes sur ces idées reçues ? Quel a été leur parcours ? Voici un recap de leurs réponses.
D'où t'es venue cette envie et cette idée de filmer tes performances gaming ?
Emie : Je n'ai jamais eu peur de me mettre en avant sur Internet, malgré mon jeune âge à mes débuts (16 ans) et les critiques que pouvaient recevoir les femmes. Je ne pense pas être assez connue ou controversée pour provoquer une polémique et donc m'exposer à des commentaires virulents.
Comment penses-tu pouvoir concilier tes études de journalisme et ta passion ?
Emie : En commençant à poster mes vidéos gaming je ne pensais pas créer une aussi grosse communauté autour de mon activité de streameuse. D'une envie de partager mes expériences est né un véritable mouvement autour de ma chaîne. Naturellement, je me demande désormaiscomment la faire prospérer et évoluer, comment faire fructifier ma passion. J'ai donc plusiurs objectifs : faire évoluer l'e-sport dans les pays francophones dans lesquels il n'est pas assez développé (comme en Suisse par exemple) et présenter des événements e-sports (lane, journaux télévisés).
Selon moi, être une fille n'est pas un obstacle à ces objectifs. Au contraire, je suis persuadée que les milieux du jeu vidéo et des médias spécialisés ont besoin d'une présence féminine.
Quel chemin t'a menée à devenir une développeuse de jeux ?
Séverine: Je suis une gameuse de la première heure. Au collège, j'ai découvert un jeu (Pandémonium) qui a tout changé et m'a convaincue d'orienter ma carrière dans ce domaine. La question était comment ? J'ai d'abord fait une école d'illustration car je dessinais beaucoup. J'ai donc débuté en tant que graphiste. En baignant dans l'univers du jeu vidéo, l'envie d'en construire de toutes pièces s'est fait de plus en plus forte. J'ai alors appris à programmer il y a 6 ou 7 ans grâce à des formations et des tutoriels en ligne. En 2017 j'ai découvert gamecodeur.fr, un site de formation en ligne pour coder des jeux vidéo. Cela m'a permis de lier mes différentes compétences et d'envisager créer mon propre jeu. Je travaille donc maintenant chez Tuesday Quest avec des amis et je développe mon jeu mobile (disponible sur iOS et Android).
Pour les personnes qui veulent évoluer dans le jeu vidéo, quels sont les métiers possibles ?
Séverine : Il y a 6 grandes catégories :
- Le management et la gestion de projet
- Le design
- La programmation et le développement
- Le graphisme 2D et 3D
- Le test
- La communication et le marketing
Ensuite, selon la taille de l'entreprise, il y a plusieurs métiers dans ces catégories (directeur technique...).
À quel point est-ce différent de jouer et de créer ? Baigner dans le même domaine, professionnellement et personnellement, entraîne-t-il une certaine lassitude ?
Séverine : Non pas du tout car jouer est pour moi un divertissement. À l'inverse, faire un jeu demande plus d'énergie et d'investissement en terme de temps, il faut aimer créer. Je sépare donc facilement les deux activités.
Noëlie, peux-tu nous présenter Game'Her et sa mission ?
Noëlie : Game'Her est un association fondée en 2017. Elle a pour but de promouvoir la mixité dans les domaines de l'e-sport, des jeux vidéo et de l'audiovisuel. Elle propose donc un espace sain pour les joueur·ses, mais organise aussi des événements et écrit des articles spécialisés. L'association souhaite en fait encourager le dialogue sur des sujets liés aux jeux vidéo et améliorer l'image des joueuses en dénoncant les préjugés, et en changeant les mentalités dominantes.
En résumé, Game'Her veut offrir des perspectives d'avenir dans le monde du jeu.
D'où t'es venue l'idée de faire partie de cette association ?
Noëlie : Dans mon domaine d'étude, le constat était sans appel : nous n'étions que 4 filles sur une promotion de 35 personnes à faire des études de tech. J'ai donc pris des initiatives pour sensibiliser et encourager d'autres filles à s'orienter dans notre domaine. Je me suis ensuite rendue compte que le même problème existait dans l'univers du jeu vidéo. J'ai donc postulé chez Game'Her en tant que rédactrice.
Selon toi, les choses sont-elles en train de changer comme le dit Emie?
Noëlie : Oui il y a une certaine évolution mais ça pourrait être encore mieux. En 2014 le milieu a été secoué par le Gamergate* et en 2020 certaines choses n'ont pas changé. La situation aurait pu nettement s'améliorer en 6 ans.
*Gamergate : En 2014, la joueuse Zoë Quinn est victime de cyber-harcèlement lorsque son ancien petit-ami publie un article dévoilant leur vie privée et l'accusant de s'être rapprochée d'un journaliste pour bénéficier de bonnes critiques sur son jeu. Même s'il a été prouvé que ces allégations étaient infondées, elles ont déclencé un véritable mouvement de shaming, opposant les pro-Gamergate et les anti-Gamergate. Une accusation récurrente des pro-Gamergate visait les féministes : ils reprochaient aux journalistes de prendre systématiquement le parti des femmes par respect pour le "politiquement correct".
Tu te vois travailler dans le monde du jeu vidéo ?
Noëlie : De moins en moins étant donné le contexte. Je pourrai davantage envisager la gestion de projets que la conception et le développement. Je reste développeuse front donc je suis capable de faire des jeux en javascript, mais c'est tout.
Connais-tu des chiffres sur la place des femmes dans les jeux vidéos (harcèlement, idées reçues...) ?
Noëlie : Ces chiffres sont compliqués à trouver car les cas sont peu recensés. Mais selon les témoignages sur Reddit et Twitter, on peut estimer que 3 femmes sur 4 ont été victimes de comportements sexistes pendant des parties multijoueurs. Selon un article de BFM TV, 75% des femmes contactées lors d'une étude américaine avait été victimes d'harcèlement.
Emie : J'ai subi un harcèlement assez limité mais je suis consciente que d'autres filles en sont largement la cible. C'est aussi possible qu'après 4 ou 5 ans dans le milieu, je sois devenue habituée donc moins sensible aux comportements et propos déplacés. En revanche, je déplore le fait que l'on accorde souvent le succès d'une femme à un homme avec qui elle a pu être en contact. Dès que l'on travaille avec un homme, certaines personnes attribuent nos accomplissements à ce collaborateur, même s'il n'a eu qu'un rôle minime.
As-tu des conseils à transmettre afin de combattre ces insultes et ces remarques désobligeantes ?
Emie : Certes, certaines remarques sont plus frustrantes que d'autres. Dans ces cas-là, on peut être tentée de répondre à la personne qu'elle se permet de donner un avis sur une situation qui lui est complètement étrangère. Mais il est impossible de répondre à tout le monde. Le mieux est encore d'ignorer ce genre de commentaires, ce qui d'ailleurs leur donne moins de valeur et de crédibilité. Finalement, le meilleure moyen est de travailler dur et de faire ses preuves.
En tant que développeuse, est-ce qu'on retrouve ce sexisme derrière les coulisses ?
Séverine : Je n'en ai pas fait l'expérience dans ma sphère professionnelle. Personnellement, j'ai déjà subi des situations de sexisme ordinaire comme on peut en vivre dans tous les milieux.
Un constat reste inchangé : il n'y a pas beaucoup de femmes dans nos métiers surotut dans les milieux de la programmation. On les retrouve surtout en tant que cheffe de projet, graphistes, ou dans le marketing. L'enjeu est donc d'avoir plus de femmes programmeuses, ce qui amènera un changement à toutes les échelles (jusqu'aux sphères de gamers). Il faut aussi remarque que la présence des femmes dépend aussi des types de jeux : il y a plus de femmes dans les jeux mobiles, éducatifs que dans les triples A.
"On nous demande souvent de parler des femmes dans les jeux vidéo, mais quand il s'agit de discuter d'autre chose, on ne nous invite jamais" Abigail, cheffe de produit chez Ubisoft. Le Figaro
As-tu des rôle modèles dans le monde du jeu vidéo ?
Séverine : Toutes les femmes qui dépassent 40 ans dans le monde du jeu vidéo sont mes héroïnes car c'est très rare. On en trouve pas mal sur Women in games, une communauté de femmes dans les jeux vidéo.
Noëlie : Mes rôle modèles datent des années 80. Ce sont des pionnières pour la tech donc pour les jeux vidéos.
Noëlie nous a envoyé ses icônes, les voici : Carol Shaw, Dona Bailey et Roberta Williams.
Emie : Mes modèles sont femmes qui dépassent leurs limites et qui investissent 100% de leur temps et de leur énergie dans leurs projets.
Connais-tu des initiatives ou as-tu des idées pour combattre le sexisme des jeux vidéos ?
Noëlie : Game'Her a des équipes mixtes sur les jeux League of Legends et HearthStone. L'objectif est de les envoyer en lanes pour prouver que l'e-sport mixte existe. Notre association a d'ailleurs été l'une des premières structures françaises a apporter des équipes mixtes en lanes. On organise aussi des tournois. Il y a deux ans le tournoi s'appelait la Game'Her League sur LOL. Cette année, ce sera Game'Her Challenge. À chaque fois on s'assure qu'il n'y a pas de comportements déplacés sous peine de sanctions.
Ce qui est surprenant c'est que toutes les compétitions de jeux vidéo sont mixtes par défaut. Mais nous le précisons tout de même car pour certain·es joueur·ses ce n'est pas évident.
Emie : Etant donné que les formations sont ouvertes aux hommes comme aux femmes, je pense que les écoles ont un rôle à jouer en terme d'information et d'accompagnement.
Séverine : En effet c'est en montrant des femmes que l'on peut inspirer les prochaines générations. Il faut leur dire de ne pas se laisser impressionner, évoluer dans le milieu des jeux vidéo c'est possible.
Qu'en est-il de votre engagement féministe ?
Séverine : Je suis féministe car nous n'avons pas atteint la situation d'égalité homme-femme. C'est un positionnement naturel donc je ne participe pas à des mouvements particuliers.
Noëlie : Je me considère comme féministe car je m'engage pour qu'il y ait plus de représentations féminines. Pour certaines personnes, le terme de féministe est péjoratif mais pour moi il est une évidence : il y a des inégalités à palier et tant qu'elles ne seront pas résolues, nous devons prendre des initiatives en ce sens. Personne ne le fera pour nous.
Emie : Je suis peu familière avec le terme. Je suis pour l'égalité des chances et de traitement entre les hommes et les femmes. Je ne milite pas nécessairement pour mettre les femmes en avant pour le principe de le faire. Ca doit être un processus naturel.
Comment en tant que féministe vous arrivez à bien vivre parmi des communautés de joueurs majoritairement voire entièrement masculines qui peuvent parfois même inconsciemment commettre des impairs vis-à-vis des femmes ?
Séverine : Plus jeune, je ne me voyais pas comme une femme dans les jeux vidéo mais comme une personne "normale" évoluant de fait dans ce milieu. Je ne réalisais donc pas vraiement le problème. Ce n'est que plus tard que j'ai repensé à tout ce que j'avais pu subir, aux situations dans lesquelles j'ai été victime des inégalités homme-femme. Pour ma part je ne suis plus en contact avec les personnes qui m'ont traité de la sorte et je me suis entourée de personnes bienveillantes.
Noëlie : C'est assez compliqué de faire de la pédagogie sans tomber dans l'émotion car c'est un sujet personnel et sensible. J'ai déjà débattue jusqu'à 4h du matin avec des personnes qui ne voulaient pas comprendre le problème, au bout d'un moment il faut savoir préserver son énergie et arrêter de vouloir convaincre inutilement.
Les ressources de Séverine, Noëlie et Emie
Sur le harcèlement dans les jeux vidéos :
- Comment réguler les comportements nuisibles dans les jeux en ligne
- Stop aux préjugés
- Pourquoi certaines joueuses cachent qu'elles sont des femmes
Les comptes à suivre :
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Ada Tech School est une école d’informatique d’un nouveau genre. Elle s’appuie sur une pédagogie alternative, approchant le code comme une langue vivante, ainsi que sur un environnement féministe et bienveillant. Elle doit son nom à Ada Lovelace qui fut la première programmeuse de l’histoire.
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